Parmi les épisodes qui illustrèrent le blocus des côtes françaises par les Anglais, sous le premier Empire, il en est un qui n’a guère attiré l’attention des historiens et qui illustre tout particulièrement la ruine de la marine française après les revers d’Aboukir, de Trafalgar et des Antilles. De mai 1811, jusqu’après les Cent jours, c’est-à-dire pendant quatre ans, une escadre anglaise a stationné dans la baie de Douarnenez, à proximité de Brest, notre premier port de guerre, sans que rien ait pu être tenté pour l’en déloger.
Cette escadre, forte d’une division, avait pour mission de bloquer Brest et de surveiller la côte, de la Pointe du Raz à Ouessant. Quelques unités détachées de la flotte suffisaient pour contrôler l’étroit goulet de Brest, les parages de l’Iroise et ceux de l’île de Sein. Aucun navire ne pouvait entrer à Brest ou en sortir sans être vu des Anglais.
Le 16 mai 1811, quatre vaisseaux anglais vinrent mouiller à l’entrée de la baie de Douarnenez, hors de la portée des canons de nos batteries côtières, à environ 7 kilomètres du littoral. Les guetteurs du Cap de la Chèvre virent cinq péniches s’en détacher et pénétrer dans la baie où elles se livrèrent à des opérations de sondage.
Le 30 mai, l’ennemi reparut, les péniches s’avancèrent dans la baie, continuèrent les sondages et se retirèrent après s’être emparées d’un bateau de pêche. Les guetteurs comprirent la raison de ces opérations lorsque, quelques jours plus tard, ils virent toute une escadre anglaise pénétrer dans la baie et y jeter l’ancre hors de portée des batteries, à l’abri des tempêtes. Dès lors, jusqu’en 1815, elle ne s’éloignera de cette base que pour des croisières temporaires. Des chaloupes péchaient pour ravitailler les équipages et se rendaient sur la côte, la nuit, pour s’approvisionner en eau potable [Note : Les documents utilisés pour cette étude proviennent des Archives nationales F7 3643-8 (mouvement des ports et surveillance des côtes) et F7 3676-2 (statistique personnelle et morale)].
Les Anglais n’inquiétaient pas les pêcheurs de Douarnenez qui jetaient leurs filets dans la baie et qui se trouvaient parfois au voisinage immédiat des chaloupes ennemies.
Parmi les équipages des vaisseaux britanniques se trouvaient des étrangers et des Français. Dès 1803, avant toute déclaration de guerre, les Anglais avaient saisi les navires français ou hollandais qui se trouvaient dans leurs ports ou à portée de leurs escadres. Nos marins furent retenus prisonniers et entassés sur les « pontons », vieux vaisseaux désaffectés, aux sabords grillagés. Au bout de quelque temps on leur offrit deux alternatives : demeurer sur les pontons où, couverts de vermine, ils mouraient de faim, ou servir sur la flotte anglaise. Nombreux furent ceux qui choisirent ce dernier parti qui les sauvait des geôles infectes. Plus tard, lorsque les Anglais bloquèrent nos côtes, les équipages des navires marchands pris par eux étaient également contraints de servir à bord de leurs vaisseaux de guerre.
Leurs croisières sur nos côtes furent facilitées par des marins français qui, bien payés, consentaient à leur servir de pilotes. On lit dans un rapport du préfet du Finistère, Gabriel MIOLLIS, daté du 18 juin 1806 :
« On me dit que des pêcheurs indiquent aux Anglais les passages dangereux. Le nommé KARAÈS, de Laber-Haut, qui commandait un chasse-marée, est aujourd’hui pilote côtier chez les Anglais et sert en cette qualité sur les corvettes de cette nation qui croisent sur nos côtes.
Lors de l’ancienne guerre, il avait servi de la même manière l’ennemi. Dans celle-ci, il a été pris ou s’est laissé prendre sur son chasse-marée. Sa femme habite Laber-Haut ; on prétend qu’il se fait quelquefois mettre à terre, qu’il envoie de l’argent à sa femme, qu’il a une guinée par jour lorsqu’il est sur nos côtes et une demie sur celles d’Angleterre. Il a fait prendre en 1804 le bateau de la garnison d’Ouessant dont le patron est resté depuis lors en Angleterre avec un de ses matelots. Le bateau a été renvoyé à Ouessant avec deux vieillards qui étaient dedans. On présume que c’est KARAÈS qui a dirigé l’attaque sur la Pointe de Camaret en mai dernier ».
Une note du 25 novembre 1812 fournie par CHÉPY, commissaire général de police à Brest, au Ministre chargé de la police générale de l’Empire [Note : Les commissaires généraux étaient les agents officiels du ministre. C’étaient des sortes de missi-dominici, chargés de fournir des renseignements sur l’esprit public, sur l’administration du préfet et des hauts fonctionnaires, sur les événements qui se produisaient, etc.], nous renseigne sur la puissance de l’escadre stationnée à cette date dans la baie de Douarnenez : « La division anglaise qui avait quitté son mouillage le 8 et que l’on croyait éloignée pour tout l’hiver, est rentrée le 14 vers trois heures de l’après-midi. Elle consiste maintenant en cinq vaisseaux de haut bord et une corvette qui se trouvent en face de Morgat, à une lieue et demie des batteries de la côte ».
Le 9 janvier 1893, le baron AUBRIAL, préfet du Finistère, informait le Gouvernement que le 5 du même mois, un Français, trois Hollandais et un Danois avaient réussi à s’échapper d’un vaisseau anglais le Warspite, mouillé dans la baie de Douarnenez, et gagné la terre à la faveur de la nuit. Ils s’étaient emparés d’un canot attaché à l’arrière du navire et avaient réussi à atterrir sur la côte, non loin de Morgat.
Le Français, Pierre RIPOCHE, originaire de Nantes, déclara qu’ayant été fait prisonnier en 1805, il avait été contraint de servir à bord du Warspite. Au cours de son interrogatoire, il fit connaître que les Anglais possédaient le code de nos signaux sémaphoriques. Ils déchiffraient couramment de leur mouillage les signaux du sémaphore du Cap de la Chèvre. Il ajoute : « A peu près la moitié de l’équipage est anglais ; le reste est composé de Français, Hollandais, Suédois, Danois, Allemands et Italiens. Le pilote du Warspite est français, mais nul à bord ne connaît son nom ».
Les autres déserteurs, SKLASS FISCHER, Peter LEWNN, William LENNIEWE (Hollandais), Storie STÉNERGEN (Danois), déclarèrent avoir été pris par les Anglais à bord de navires sur lesquels ils naviguaient et contraints de travailler sous leurs ordres. Ils avaient déserté parce qu’ils voulaient retourner dans leur pays et qu’ils étaient las des mauvais traitements qu’on leur faisait subir.
Le préfet notait dans son rapport : « Cette escadre s’est considérablement renforcée cet hiver : elle est maintenant de 20 voiles.. il est bien évident qu’elle n’est restée enfermée dans ce cul de sac qui ne présente aucun intérêt ni de navigation militaire ni de commerce, que pour attendre qu’il y eût un grand événement dans l’Etat et faire quelque nouvelle tentative sur la Bretagne ».
Un grave incident, qui aurait pu causer la ruine de Douarnenez, se produisit vers la fin de juillet 1813. Les faits sont relatés dans un rapport d’AUBRIAL en date du 7 août 1813 :
« Depuis longtemps, une division anglaise est mouillée dans la baie de Douarnenez. Quoique maîtresse d’y empêcher la pêche à la sardine et même de détruire cette ville qui en est le principal port, elle n’avait jamais mis d’obstacle à cette pêche. Elle se tient constamment loin de l’entrée du port et évite que ses navires n’approchent des nombreux bateaux qui parcourent cette baie en tous sens pour tendre et lever leurs filets.
Cette division a des péniches employées à la pêche et qui, par une sorte d’accord tacite, ne sont ni inquiétés ni approchées par les embarcations françaises. Une de ces péniches étant à la pêche, montée par 14 hommes, et mal gouvernée ou entraînée par le poids de ses filets, chavira à la pointe de Morgat, commune de Crozon et côte opposée à celle de Douarnenez.
Les naufragés, qui étaient sans armes et dans le plus grand danger, cherchèrent à se sauver à terre. Un poste de canonniers gardes-côtes, commandé par un sergent, se porta au lieu du naufrage et tira des coups de fusil sur les naufragés. Plusieurs furent tués, d’autres noyés.
Une escouade d’employés des douanes, accourue au bruit de la mousqueterie, s’empressa de porter secours aux malheureux qu’un zèle inconsidéré repoussait et en sauva cinq qui furent conduits à Brest.
Les faits s’étaient passés à la vue de la division anglaise et principalement sous les yeux de l’équipage de deux péniches, expédiées pour porter secours à celle qui était en danger.
Le 3 de ce mois, des bateaux de Douarnenez ont été hélés par un canot anglais qui leur a remis un pli d’où il ressortait que le commandant anglais prohibait la pêche jusqu’à éclaircissement de l’affaire.
L’annonce de cette mesure se répandit rapidement et le bruit courut que les Anglais allaient détruire la ville de Douarnenez. Les autorités locales interdirent toute sortie aux bateaux. Il en résulta une stagnation désastreuse dans la pêche à la sardine.
Il ne m’appartient pas de préjuger la mesure que le Gouvernement prendra à la suite de cette affaire, ni la question de savoir si des pêcheurs désarmés, appartenant à une escadre ennemie et usant d’un droit tacitement reconnu, doivent jouir de l’immunité du sauvetage. Mais si le ressentiment des Anglais ne s’éteint pas, si la prohibition de la pêche est maintenue, la ville de Douarnenez est ruinée ; une population de 1.800 hommes étrangers à la ville et qui s’y rend pour cette spéculation, sera sans ressources ; un commerce d’environ 4 millions est anéanti ; les départements de l’intérieur se trouveront privés d’un aliment qui leur est devenu nécessaire et dont la baie de Douarnenez fournit la plus grande partie.
Cette malheureuse ville éprouvera en outre la crainte très fondée d’un entier bouleversement que les Anglais peuvent facilement opérer dans l’espace de quelques heures. Je fais observer que la note anglaise semble vouloir étendre la prohibition de la pêche à toutes les côtes ».
Je n’ai pas trouvé de document faisant connaître la fin de l’affaire. Il est vraisemblable que les Anglais se rendant compte que les Douarnenistes n’avaient pas pris part au drame, leur rendirent, sans trop attendre, la liberté de pêcher la sardine dans la baie.
En avril 1814, après l’abdication de Napoléon, l’escadre anglaise stationnait toujours dans la baie de Douarnenez. Le 16 avril, le commandant fit savoir qu’ayant appris « l’heureux rétablissement des Bourbons », il s’abstiendrait désormais de tout acte d’hostilité.
Je n’ai pu savoir si la division anglaise continua à séjourner à Douarnenez pendant les Cent Jours. Le 26 juillet 1815, à 4 heures du soir, une frégate anglaise entrait dans la rade de Brest et y mouillait. Cette frégate, armée de 50 canons et montée par 360 hommes, salua le pavillon français. Le salut lui fut rendu par la frégate française l’Hortense.
Le vaisseau anglais avait au mât de misaine le pavillon blanc, au grand mât celui d’Angleterre. Le lendemain il salua la ville et les forts qui lui rendirent aussitôt son salut.
Les officiers alors débarquèrent à terre et se promenèrent dans les rues de Brest. La population, qui se méfiait de leurs intentions, le regardait d’un mauvais œil, mais aucune manifestation ne se produisit.
La frégate repartit le lendemain 28 juillet pour rejoindre la croisière anglaise.
Comment expliquer qu’on n’ait pu réunir des forces navales suffisantes pour chasser les Anglais de la baie de Douarnenez ? L’arsenal de Brest était vide et, à part quelques vieux vaisseaux sans équipage, le port ne contenait guère d’unités susceptibles de se mesurer avec l’ennemi. En 1808, on mit en rade le Tonnerre, l’Ulysse et le Jean-Bart, mais ces navires, montés par des équipages de fortune, se tenaient prudemment dans la rade où ils se livraient à des exercices d’entraînement.
La situation de la ville était déplorable. En avril 1809, CHÉPY écrivait au Gouvernement impérial :
« Le commerce est mort à Brest depuis le départ de l’escadre. La cité se dépeuple, les boutiques se ferment. Il serait temps que Sa Majesté jetât un regard de commisération sur cette ville, jadis si florissante, dépositaire des plus beaux établissements maritimes de l’Europe et dans les rues de laquelle l’herbe va bientôt croître.
Les habitants s’imaginent que l’Empereur a une aversion particulière pour leur ville ; que c’est pour cela qu’on ne lui a point accordé le privilège d’envoyer son maire au couronnement, privilège octroyé à des villes moins considérables comme La Rochelle. Ils attribuent aussi à cette cause la préférence donnée à Saint-Malo pour la construction de plusieurs frégates alors qu’à Brest cette construction eût été moins coûteuse.
Je désire bien sincèrement que les circonstances politiques permettent à notre Auguste Monarque de visiter la Bretagne et le premier port de son Empire. Sa présence effacera tous les préjugés défavorables dont je viens de parler ».
Dans un autre rapport il écrit : « Brest est laissé à l’abandon ; il n’y a plus ni troupes ni navires de guerre. Le bagne est un atelier de fausses nouvelles comme il est un atelier de crimes … ».
Les Brestois reprochaient à Napoléon de sacrifier leur port. L’Empereur, en effet, avait des vues sur Anvers dont il voulait faire une importante base navale et un grand port de construction. Il avait visité Anvers, Rochefort, Cherbourg, mais il n’était pas venu à Brest qui, disait-il, ne l’intéressait pas parce qu’il était trop facile à bloquer et ne possédait pas, dans l’arrière pays, les matériaux nécessaires à la construction des vaisseaux. Cependant il projetait de creuser le canal de Nantes à Brest qui aurait permis, malgré le blocus, de ravitailler l’arsenal en munitions et d’approvisionner les équipages et la population civile.
Napoléon, du reste, semblait avoir pris son parti du blocus de Brest. Il avait ordonné de ne pas essayer de forcer le blocus et de réserver les navires pour le jour où de nouvelles constructions lui permettraient de se mesurer avec l’ennemi (A. THOMAZI, Napoléon et ses marins, Paris, 1950).
A défaut du canal de Nantes à Brest, et dans l’impossibilité de ravitailler le port et la ville, on décida de faire arriver les marchandises par mer jusqu’à Quimper, pour les acheminer ensuite par voie de terre à Châteaulin d’où on les transporta à Brest en passant par la rade que les Anglais ne pouvaient surveiller.
Quimper devint un centre de transit très important ; il fut en quelque sorte l’entrepôt de la Marine et du Finistère. Les navires se pressaient le long de ses quais encombrés de marchandises. Les Anglais connaissaient le rôle dévolu au chef-lieu du Finistère (Louis Ogès).